Victor

Comment un personnage nous force à regarder nos peurs en face

Shadow work et fiction

Et si écrire de la fiction était parfois plus transformateur qu’une séance de thérapie ? Dans cet article, on explore comment créer un personnage peut devenir un véritable outil de shadow work, ce travail introspectif qui consiste à mettre en lumière nos peurs, nos blocages et les parties de nous-mêmes que nous préférons fuir. Sans toujours en avoir conscience, l’auteur projette dans ses personnages ce qu’il tente parfois de masquer : ses hontes, ses contradictions, ses désirs refoulés.

C’est le cas avec Victor, un cadre fraîchement licencié, qui incarne à lui seul trois peurs fondamentales : perdre le contrôle, perdre la face, et manquer de ressources. En le suivant dans sa journée de chute, on entre dans un véritable espace psychique où l’auteur, via la fiction, explore sans l’avouer ses propres zones d’ombre.

Extrait

« Après avoir marché pendant une bonne heure, Victor se retrouva sur le boulevard St-Germain… » (clique sur Lire plus pour avoir la suite)

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Il ne fréquentait pas ce lieu en semaine à onze heures du matin et le regarda avec curiosité. Le trafic était important comme toujours et les terrasses des cafés étaient bien occupées. Les gens ne travaillaient donc pas? Bien sûr il y avait des touristes, des retraités. Pas des chômeurs, les consommations étaient hors de prix. Voilà qu’il en faisait partie maintenant. Il allait toucher une belle indemnité, mais s’il ne retrouvait pas de boulot rapidement, il serait lui aussi dépendant du bon vouloir de l’état. Un assisté. L’idée lui répugnait profondément, d’autant plus qu’il ne se privait jamais de fustiger tous ces losers incapables de gérer leur vie, de se bouger et de se remettre au boulot rapidement. Ce n’était quand même pas bien compliqué. Et il n’en ferait pas partie. De toute façon, il avait un CV en béton et suffisamment d’expérience. Les employeurs s’arracheraient ses compétences. Ça n’allait pas traîner.

En attendant, il lui fallait un verre. Il s’installa à la terrasse des Deux Magots et commanda un chablis. Plein de pépites d’or, le chablis. À onze euros le verre, il pouvait bien être exceptionnel! Le vin blanc frais lui fit du bien. La première gorgée eut une petite saveur de liberté. Et ce fut le premier moment positif de cette journée noire. Au moins le temps d’un verre, il était décidé à voir la vie du bon côté.

Victor? Qu’est-ce que tu fais là?

Martin. Le premier moment positif était gâché par son beau-frère, un branleur de premier ordre. Dans le genre assisté, on ne faisait pas mieux. Lui, ça faisait des années qu’il glandait, vivant aux crochets de sa femme, tout en profitant dès que possible des aides de l’état. Quand il travaillait, c’était juste assez longtemps pour pouvoir toucher des allocations. Et bien sûr, il profitait de la générosité de Nicole, la mère de Victor et d’Élise, qui râlait contre son gendre, mais ne supportait pas de voir sa fille dans une vie étriquée.

– Ah, Martin…

– Il fait bon, non? C’est vraiment agréable d’être ici. Et toi, pas coincé dans ta grosse boîte?

– Non, j’ai rendez-vous avec un client.

– Ah, on ne se prive de rien, je vois. Ça existe encore les pots-de-vin?

– Qu’est-ce que tu veux dire?

– Bah oui, inviter ses clients, dans des endroits chers, aux frais de la société, c’est quand même une manière de les acheter, non?

C’est la coutume et je ne vois pas où est le problème de bien traiter ses clients.

– Bien sûr, pas de problème chez les capitalistes.

– Tu en profites bien des capitalistes, me semble-t-il?

– Exact, faut savoir où sont ses intérêts, dit-il un petit sourire en coin. Mais dis-moi, tu bois sans attendre ton client? Il doit être bien cool pour que tu le rencontres négligemment décoiffé. Tu as plutôt la tête d’un gars qui vient d’apprendre une mauvaise nouvelle.

Figure-toi que travailler, ça peut causer des préoccupations. Mais ça te dépasse sûrement…

– Toujours le mot aimable. Tu sais, tes commentaires me laissent de glace. Moi j’ai choisi ma vie et je m’en porte très bien. Ta soeur a pris toute la dose d’amabilité dans la famille. Et ton client? Il arrive? Il te pose un lapin? Ou il n’existe pas?

D’un coup, le chablis avait perdu sa fraîcheur et son  fruité. Subitement, c’est son acidité qui prédominait. Il y  avait des gens nés pour emmerder et Martin en faisait partie. Comment se tirer de là dignement? Hors de question de lui parler de son licenciement. Il aurait sa mère et sa soeur sur le dos avant même de reprendre son souffle. Et ce parasite qui s’installait tranquillement. Si seulement quelqu’un pouvait l’appeler, il pourrait feindre un changement de programme. Mais son téléphone restait désespérément silencieux. Il vida son verre et se leva, prétextant un texto. Piètre excuse. Martin le regardait d’un air goguenard. Il fallait absolument qu’il trouve un boulot rapidement, dans la semaine si possible.

Quand le vernis craque

Le « shadow work » (travail de l’ombre) est ce processus où l’on se confronte à toutes les parts de soi qu’on préfère ignorer : la peur, la jalousie, la honte, le dégoût, l’envie… Écrire un personnage comme Victor, c’est parfois les nommer sans les nommer. Son licenciement, dans le récit, est bien plus qu’une perte financière : c’est un arrachement identitaire. Et pour l’auteur, une porte d’entrée vers sa propre introspection.

Victor est forcé de regarder en face ce qu’il déteste chez les autres (et donc en lui-même). Il méprise les « assistés », mais redoute secrètement d’en devenir un. Il ment à son beau-frère Martin, ce parasite professionnel, mais c’est peut-être parce que Martin incarne une partie de lui qu’il craint : l’impuissance, l’oisiveté, la dépendance.

Il essaye de sauver la face, mais se sent vide. Il joue un rôle, mais son téléphone ne sonne plus. Ce silence est une métaphore parfaite : quand le monde ne te renvoie plus d’image flatteuse, que te reste-t-il ? Et pour l’auteur, que reste-t-il quand l’histoire se met à révéler ce qu’il n’avait pas prévu ?

Les trois grandes peurs de Victor

La peur de perdre le contrôle

  • Comment ça s’illustre dans le texte : agitation, volonté de tout réparer vite, déambulation vide de sens, besoin d’un plan immédiat.
  • Transformation possible : Le lâcher-prise. Découvrir qu’on ne se dïnit pas uniquement par son pouvoir d’agir, mais aussi par sa capacité à accueillir l’incertitude. Cela ouvre la voie à une reconnection plus intuitive à soi et à la vie. Et peut-être que l’auteur aussi, à travers cette perte de contrôle du personnage, explore sa propre difficulté à « lâcher la maîtrise ».

La peur de perdre la face

  • Comment ça s’illustre dans le texte : mensonge, apparence entretenue, avoidance, colère défensive.
  • Transformation possible : L’authenticité. Apprendre à se montrer vulnérable sans que cela soit perçu comme une faiblesse. La peur du regard de l’autre diminue quand on cesse de s’y soumettre totalement. Créer Victor, c’est peut-être aussi tenter de regarder cette peur d’être jugé, ridiculisé, démasqué, qui travaille l’auteur lui-même.

La peur du manque (matériel, identitaire)

  • Comment ça s’illustre dans le texte : projection dans l’avenir, angoisse de la dépendance, rejet de ce qu’il appelait les « losers ».
  • Transformation possible : La redéfinition de ce qui a de la valeur. En reconnaissant que le manque n’est pas synonyme d’échec, Victor peut explorer une nouvelle relation à la sobriété, à la solidarité, voire au sens profond de sa vie. Et peut-être que l’auteur aussi, en imaginant ce personnage face au vide, expérimente une forme de dépouillement intérieur.

La fiction comme miroir

Ce qui rend la fiction si puissante, c’est qu’elle nous tend un miroir. Mais ici, ce n’est pas seulement le lecteur qui se reconnaît dans Victor : c’est l’auteur qui se regarde en lui. Sans s’en rendre compte toujours, c’est souvent en créant un personnage qu’on entre le plus sincèrement dans la zone trouble de sa propre identité.

Victor, c’est ce qui remonte à la surface quand l’auteur laisse parler ce qui le dérange :

  • La peur de n’être personne sans titre.
  • La honte d’être jugé faible.
  • Le mépris qu’on a pour les autres, et qui n’est souvent qu’un miroir retourné.

Dans la lignée de Frédéric Moreau et Julien Sorel

Victor n’est pas seul dans ce grand bal des illusions perdues. On retrouve des échos puissants de son histoire dans deux grands classiques de la littérature française : L’Éducation sentimentale de Flaubert et Le Rouge et le Noir de Stendhal.

  • Frédéric Moreau, comme Victor, est obsédé par la réussite sociale. Il veut s’élever, briller, se distinguer. Mais il passe à côté de sa propre vie, perdu dans ses désir et ses projections. La désillusion est lente, mais totale. Il finit par réaliser que tout ce qu’il a pourchassé était vide.
  • Julien Sorel est une version plus stratégique et ambitieuse de Victor. Il veut conquérir le monde bourgeois qu’il méprise, et pour cela, il se forge un masque. Mais derrière ce masque, il est terrorisé à l’idée d’être rejeté, d’être démasqué, de n’être finalement personne. Comme Victor, il est en lutte constante avec son ombre : son origine modeste, ses complexes, sa colère. Et leurs auteurs, eux aussi, ont peut-être laissé remonter leurs propres ambivalences sous couvert de fiction.

La fiction comme chambre noire du soi

Victor pensait perdre son emploi. En réalité, il perd une version de lui-même. C’est douloureux, humiliant, inconfortable. Mais c’est aussi une opportunité.

La fiction permet à l’auteur d’incarner ses peurs sans avoir à les avouer. Elle donne forme à ses doutes, ses hontes, ses colères, ses manques. Elle ouvre un espace symbolique où le travail de l’ombre peut commencer. Et parfois, sans le vouloir, un simple personnage devient une clé : une brèche vers soi.

Car au fond, ce n’est pas Victor qui se transforme. C’est peut-être l’auteur, en l’écrivant.

Et toi, que révèlent tes personnages de ce que tu préfères taire ? Prends un moment pour relire tes textes à la lumière du shadow work… Tu pourrais bien te surprendre !

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